Dépasser le piège de pauvreté : le rôle déterminant de l'État social
Par : Mohammed Amine BELGAID
La pauvreté extrême, ce fléau pernicieux qui sévit à l’échelle mondiale, ne peut être considérée uniquement comme une réalité économique. En effet, la pauvreté extrême est non seulement un signe de sous-développement économique, mais aussi le terreau fertile de tensions sociales et de conflits armés. Dans ces régions où sévit la misère la plus profonde, l’accès aux ressources de base telles que l’eau potable, la nourriture et les soins de santé est souvent limité, voire inexistant. Cette privation systémique crée un cercle vicieux de vulnérabilité, où la pauvreté engendre la maladie, la malnutrition et finalement la mort, dans une spirale implacable.
En effet, dans l’immensité des enjeux sociaux et économiques contemporains, l’insidieuse et persistante menace de la pauvreté s’impose comme un défi central aux fondements de la société moderne. Dans ce contexte, évoquer la nécessité de transcender ce piège de dénuement et de précarité revêt une importance capitale. Ainsi, l’exploration du rôle déterminant de l’État social émerge comme un impératif intellectuel et moral incontournable. De cette toile complexe d’interactions entre gouvernance publique, redistribution des richesses et justice sociale, émerge une question cruciale : comment l’État social peut-il servir de levier essentiel dans la lutte contre la pauvreté, favorisant l’édification d’une société plus équitable et résiliente ? Afin de pénétrer les arcanes de ces inégalités économiques, une exploration approfondie de la notion de piège de la pauvreté, de ses causes et de ses processus, et du rôle déterminant du modèle de l’État social marocain dans la lutte contre ce fléau s’impose.
La problématique du piège de la pauvreté
Dans l’arène complexe des enjeux socio-économiques contemporains, la problématique du piège de la pauvreté se dresse tel un défi monumental, défiant les assises mêmes de la cohésion sociale et du progrès humain. La Banque mondiale, consciente de l’urgence d’une telle analyse, a instauré en 2005 le programme international de comparaison. Ce dernier, en compilant une base de données exhaustive sur les prix à travers le monde, a permis de déterminer un seuil de pauvreté à un dollar par personne. Tout individu vivant avec moins de cette somme est ainsi considéré comme pauvre, confiné à une existence où l’accès aux informations est restreint, et où la plupart des institutions, telles que les banques et les assurances, lui demeurent inaccessibles.
Dans la plupart des discours sur la pauvreté, celle-ci se trouve inexorablement associée à la faim, jusqu’à devenir l’un des huit objectifs prioritaires pour le développement. Le seuil de pauvreté lui-même repose sur le calcul du budget indispensable à l’acquisition d’une quantité de calories suffisante pour la survie, ainsi que pour l’achat de biens essentiels tels que médicaments et logement. Cette conception, largement répandue, réduit le pauvre à une figure affamée, justifiant ainsi les stratégies de lutte contre la pauvreté adoptées par de nombreux gouvernements. Ces stratégies, axées sur la distribution de denrées alimentaires de base ou la mise en place de systèmes de compensation. Cependant, l’idée du piège de la pauvreté est remise en question par des études menées par Abhijit Banerjee et Esther Duflo. Ces recherches démontrent que la part du budget consacré à l’achat de nourriture oscille entre 45% et 77%, laissant ainsi un excédent utilisé pour d’autres besoins élémentaires, tels que vêtements, médicaments et logement, mais aussi pour des dépenses non essentielles telles que les fêtes, le tabac et d’autres produits superflus. Ainsi, l’idée de la faim comme un piège de la pauvreté s’effondre, soulignant que la plupart des pauvres ont effectivement les moyens de se nourrir correctement, fruit des avancées en agroalimentaire ayant rendu les denrées alimentaires plus abordables.
La notion de « piège de la pauvreté », initialement formulée en 1958, par l’économiste Dipak Mazumdar qui l’explique comme suit : la nourriture qu’une personne très pauvre arrive à gagner lui suffit seulement pour survivre et éventuellement pouvoir travailler pour avoir l’argent nécessaire pour acheter cette nourriture.
Toutefois, la pauvreté agit comme un multiplicateur de risques, rendant les populations démunies particulièrement vulnérables aux menaces pesant sur leur sécurité économique, alimentaire et sanitaire. En réduisant leurs capacités d’adaptation et de résistance, la pauvreté exacerbe les conséquences des défis quotidiens auxquels elles sont confrontées. Selon Duflo, les individus pris dans ce piège sont enclins à reproduire la pauvreté en raison de divers facteurs systémiques, allant des lacunes éducatives aux obstacles à l’emploi. Cette théorie met en lumière la persistance de la pauvreté en tant que phénomène autoentretenant.
L'État social un levier de changement face au piège de la pauvreté
L’État social, en tant qu’institution gouvernementale incarnant la solidarité sociale, peut jouer un rôle déterminant dans la rupture de ce cycle néfaste. Un système de protection sociale robuste peut atténuer les effets du piège de pauvreté en fournissant des filets de sécurité financière, des programmes éducatifs adaptés et des opportunités d’emploi équitables. En outre, une approche proactive de l’État pour combattre les inégalités structurelles peut contribuer à défaire les nœuds qui maintiennent la pauvreté.
Premièrement, l’État social intervient par le biais de politiques de protection sociale, telles que les programmes d’assurance chômage, les allocations familiales, les pensions de retraite et les systèmes de santé universels. Ces mesures visent à garantir un niveau minimal de sécurité économique pour tous les membres de la société, en les protégeant contre les aléas de la vie tels que la perte d’emploi, la maladie ou la vieillesse. En offrant un filet de sécurité sociale, l’État réduit la précarité économique et contribue à prévenir l’appauvrissement des individus et des familles confrontés à des circonstances adverses.
Deuxièmement, l’État social joue un rôle essentiel dans la réduction des inégalités économiques en mettant en œuvre des politiques de redistribution des richesses. Par le biais de systèmes fiscaux progressifs et de programmes de transferts sociaux, tels que les allocations de logement
En outre, l’État social joue un rôle crucial dans la promotion de l’inclusion sociale et de la mobilité économique. En investissant dans l’éducation, la formation professionnelle et l’accès aux services sociaux de base, tels que l’accès à l’éducation et aux soins de santé, l’État crée les conditions propices à l’ascension sociale et à l’autonomisation des individus issus de milieux défavorisés. En offrant des opportunités égales d’accès aux ressources et aux opportunités, l’État social favorise la création d’une société plus juste et plus dynamique.
L'État Social au Maroc : une approche multidimensionnelle
Le Maroc, tout comme d’autres nations en développement, n’est pas étranger au piège de pauvreté. La persistance de l’inégalité sociale, les lacunes dans l’éducation et les obstacles à l’emploi sont autant de facteurs qui alimentent ce phénomène. Il est crucial de comprendre comment ces éléments s’entrelacent pour maintenir des segments de la population dans la précarité. Le Maroc, conscient des défis liés à la pauvreté, a mis en place des politiques et des réformes structurelles visant à renforcer son État social. Les initiatives telles que le Plan Génération Entrepreneurs, axée sur le soutien à l’emploi des jeunes, et le Programme Tayssir, visant à encourager la scolarisation des enfants issus de milieux défavorisés, illustrent l’engagement du pays à aborder les diverses facettes du piège de pauvreté. Les filets de sécurité sociale, une composante cruciale de l’État social, ont également été renforcés au Maroc. Des programmes de transferts monétaires directs ont été instaurés, visant à soutenir les ménages défavorisés et à leur offrir une bouée financière pour briser le cycle de la pauvreté. Ce constat, relevé par le Maroc va donner lieu d’une part à un engagement du Maroc à adopter les huit objectifs de la Déclaration du Millénaire des Nations Unies faite en 2000 à laquelle il a adhéré. D’autre part, le Maroc s’est engagé dans un chantier national en matière de développement humain incarné par l’Initiative Nationale de Développement Humain, lancée dans le discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI du 18 mai 2005.
L’État social transcende la simple redistribution des richesses pour revêtir la dimension d’un investissement stratégique en faveur de l’avenir. Guidé par les orientations royales, le Maroc s’est engagé dans l’édification d’un système de protection sociale exhaustif et inclusif. Malgré les efforts déployés par les autorités gouvernementales, les répercussions de chocs tels que la crise du Covid-19 ont précipité de nombreux citoyens marocains dans le dénuement. Afin d’éviter la répétition de tels scénarios, la loi cadre n°09.21 relative à la protection sociale a été promulguée, prévoyant un éventail de mesures ambitieuses, dont la mise en œuvre, programmée sur une durée de 5 ans, a effectivement démarré et s’achèvera à l’horizon de l’année 2025, telles que l’élargissement de la couverture médicale, la généralisation des allocations familiales, l’extension de l’adhésion aux régimes de retraite, et la mise en place d’une indemnisation pour le chômage.
Un engagement du Maroc pour le développement humain qui va se poursuivre avec la troisième phase de l’Initiative Nationale pour le Développement Humain pour la période entre 2019 et 2023, avec une enveloppe estimée à 18 milliards de dirhams. Une 3ème phase qui vise à consolider les résultats enregistrés au cours des deux précédentes phases, en se focalisant sur le développement du capital humain, l’élévation de la condition de vie des générations montantes et le soutien aux catégories en situation de vulnérabilité.
Le projet du Nouveau Modèle de Développement (NMD), mis en œuvre par le Maroc, s’inscrit dans une démarche ambitieuse visant à ériger les fondations d’une société plus inclusive et dynamique. À travers une vision holistique, le NMD aspire à une transformation sociale profonde, plaçant l’ensemble des citoyens au cœur de la dynamique nationale de développement. Ce faisant, il s’articule autour de quatre piliers essentiels : le renforcement de l’autonomisation des femmes, le développement de l’inclusion et l’épanouissement des jeunes, la valorisation de la diversité culturelle comme catalyseur de cohésion sociale, et la généralisation de la protection sociale.
Face au défi de la pauvreté, le Maroc se distingue par sa vision claire et pertinente sur les obstacles entravant le développement humain durable. Avec une stratégie intégrale de lutte contre la pauvreté, les exclusions socio-économiques et les conditions de vie précaires, le Maroc a témoigné d’un engagement concret envers la construction d’un État social apte à promouvoir le développement du capital humain, l’amélioration des conditions de vie des générations futures et le soutien aux populations vulnérables.
* Professeur d’enseignement supérieur assistant en droit public et sciences politiques à la Faculté des Sciences Juridiques, Économiques et Sociales Agdal, Université Mohammed V, Rabat, Maroc.