? Comment l’intelligence collective peut contribuer à l’édification de l’État social
Par: Hicham SABER *
Synthèse de la communication présentée au colloque organisé sur le thème ” L’État social : Enjeux et défis » à la Faculté des Sciences juridiques Économiques et Sociales de l’Université Mohammed Premier d’Oujda, en partenariat avec le CERHSO.
Avec la promulgation le 23 mars 2021 de la loi cadre 09-21, relative à la protection sociale, le Maroc adhère officiellement au concept fondateur de l’État social. Une nouvelle ère qui s’ouvre, caractérisée par l’implication massive de l’État dans l’amélioration de la qualité de la vie et la garantie des prestations et des services sociaux aux citoyens dans des domaines aussi importants que l’aide sociale, la santé, le logement social et l’emploi.
La définition de l’État social, dont les principes oscillent entre le régalien et la providence, a toujours présenté une certaine complexité allant de pair avec la difficulté d’octroyer à ce concept une définition holistique claire et précise, autre que celle qui se réfère à « la fonction de solidarité sociale », à « la lutte contre l’inégalité sociale », à « l’institutionnalisation du commun », ou encore à « l’ensemble des règles et des institutions qui travaillent à répandre l’équité sociale et à remédier aux écarts dus à l’injustice sociale ». L’essence idéologique du concept porte incontestablement les valeurs de solidarité et de partage. Pour autant, cela n’empêche que les systèmes de protection sociale prônés par les États recherchent de plus en plus les moyens de concilier l’efficacité économique indispensable à la durabilité des systèmes de financement public et la justice sociale aux contours indéterminés et diffus, sujet récurrent d’appréhension et de crainte de débordements et de dérives.
Objectifs fondateurs de l’État social
Les disparités sociales au Maroc soulignées dans différents rapports d’institutions nationales et internationales et l’insécurité sociale aussi bien dans ses aspects monétaires que non monétaires, comme l’accès à la santé, à l’éducation, au logement décent, aux autres services de base, ainsi que la grande précarité structurelle dans laquelle vivent au quotidien nombre de citoyens marocains, a incité l’État à renforcer la priorité des questions sociales où l’invention sociale rime avec la multiplication des initiatives, des actions et des programmes. Cette dynamique de l’action sociale de l’État dans son effort de la réduction de la pauvreté et la précarité a tenté d’inventer de nouveaux dispositifs pour parer aux décrochages patents entre production de richesses et progrès social et à pallier les défaillances du faible filet de protection existant
La pandémie du Covid-19, qui en 2020 a frappé le Maroc comme tous les pays du monde entier, a mis à l’épreuve les capacités de l’État à gérer des situations de tension et d’extremums de demandes et de moyens, ce qui a mis à l’évidence la nécessité impérieuse de concrétiser une protection sociale à tous les citoyens marocains et basculer ainsi de l’action sociale diffuse à l’approche générale et volontariste de l’État social
Phasage pré et post Covid de l’action sociale publique
Les 5 piliers et les 4 principes du modèle national de l’État social
Partant du principe de faire la promotion de l’élément humain un maillon essentiel du développement pour l’édification d’une société où règne la justice sociale et spatiale au Maroc, le chantier de l’État social, sous Directives Royales, met progressivement en place les éléments nécessaires et indispensables à l’édification d’un modèle d’État social, dont les fondements ont été institués par la loi cadre n°09.21, relative à la protection sociale. Les jalons d’un large spectre d’actions au profit de tous les citoyens marocains sont tracés sur une période de 5 ans, de 2021 à 2025, couvrant l’élargissement de la couverture médicale obligatoire de base, entrée en vigueur le 1er décembre 2022 avec la couverture médicale universelle, la généralisation en décembre 2023 des allocations familiales, et l’élargissement de la base d’inscription dans les systèmes de retraite et l’indemnisation à la perte d’emploi, programmés en 2025. En plus de ces 4 piliers de la protection sociale, institués par la loi cadre n°09.21, l’État social a inclus dans ses dispositions par le décret 2-23-350 du 23 novembre 2023, un cinquième pilier consistant dans les aides directes aux logements pour la période 2024-2028. L’État social déploie progressivement ses mécanismes de mise en œuvre et imprègne de ses marques les spécificités de son modèle
Phasage pré et post Covid de l’action sociale publique
Comme souligné dans la loi cadre 09-21, la généralisation de la protection sociale repose sur 4 principes
1. La solidarité dans ses dimensions sociale, territoriale, intergénérationnelle et interprofessionnelle, qui requiert une synergie des efforts de tous les intervenants dans ce domaine.
2. La non-discrimination dans l’accès aux prestations de la protection sociale;
3. L’anticipation qui repose sur une évaluation périodique de l’impact des interventions des acteurs concernés par la protection sociale, en vue d’adopter les meilleurs moyens pour la valorisation des résultats obtenus.
4. La participation à travers l’implication de tous les intervenants dans les politiques, les stratégies et les programmes relatifs à la protection sociale.
La réalisation de ces 4 principes, dont est tributaire la réussite du chantier de l’État social et l’atteinte effective de ses objectifs, nécessite l’effort collectif communautaire constant et soutenu de l’ensemble des forces vives de la société marocaine. Cette mobilisation est d’autant plus nécessaire que les questions sociales sont souvent l’objet de débat politique et syndical passionné et de rhétorique divergente à motivation idéologique et électorale qui peuvent infléchir son esprit et ses finalités des objectifs initiaux
L’intelligence collective vecteur de la synergie collaborative
L’être humain n’est ni le plus rapide ni le plus fort sur terre, mais il est capable de réaliser des choses très complexes et sophistiquées grâce à son caractère collaboratif. Ce sens de collaboration et de solidarité a été à l’image de l’esprit qui a présidé à la mobilisation nationale lors de deux événements majeurs ; la pandémie du Covid-19 en 2020 et le séisme d’El Houz en 2023. On est en droit de se demander quel esprit fédérateur anime la société marocaine, gouvernants et gouvernés, dans ces moments cruciaux de forces majeures ? L’édification de l’État social incontournable pour l’avenir du Maroc, nécessite ce même esprit fédérateur que l’intelligence collective peut indéniablement renforcer et consolider.
L’intelligence collective jouit au Maroc d’un intérêt particulier. La « School of Collective Intelligence » de l’UM6 Polytechnique, crée en 2019 est la première école au Monde spécialisée en intelligence collective. Elle forme une génération d’étudiants et de chercheurs, qui en scrutant les horizons disciplinaires qui alimentent la production des sciences relatives à l’intelligence collective, permettront de développer la cohésion et les synergies collaboratives de la communauté humaine
Éléments de définition de l’intelligence collective
L’intelligence collective, concept connu sous l’appellation de Mutual Aid (soutien mutuel) dans l’ouvrage de Pierre Kropotkine (1842- 1921), est définie comme étant la capacité intellectuelle d’un groupe, d’une organisation, d’un pays, ou d’une nation à réaliser des tâches complexes et sophistiquées grâce aux interactions nouées entre ses membres et aux synergies pour résoudre les problèmes et surmonter les défis. Autrement, l’intelligence collective cherche les moyens, les techniques et les outils pour être plus efficace ensemble. Ses paradigmes et ses concepts s’inspirent aussi bien de la communauté humaine que du monde animal à l’instar des fourmis et abeilles. L’individu ne possède pas toutes les connaissances et le savoir nécessaires, mais l’appel à l’intelligence collective permet à l’ensemble d’accomplir de grandes réalisations. L’exemple des civilisations anciennes égyptienne, romaine et grecque et bien d’autres, reste éloquent quant à l’esprit de collaboration et de co-construction qui a animés leurs réalisations avec les moyens rudimentaires de leurs époques, suscitant toujours admiration et fascination
Facteurs d’influence et d’optimisation de l’intelligence collective
L’intelligence collective au service de l’État social
Le chantier de l’État social instaure de nouvelles règles de gouvernance qui nécessitent une collaboration massive, bien structurée, équipée et organisée de l’ordre de leadership et non d’autorité. En effet, si l’autorité est le pouvoir de donner des ordres et de s’assurer qu’ils sont respectés, le leadership est la capacité de mobiliser le potentiel de résoudre collectivement les problèmes de grande importance. De ce constat tient l’idée que l’intelligence collective progresse en situation de leadership, comme elle décroit dans le conformisme, la polarisation et la fragmentation.
À l’échelle d’une communauté humaine réduite, telle une entreprise, l’intelligence collective se développe au sein d’un système favorisant le partage de l’information, l’encouragement du bénéfice de collaborer et le respect des règles communes. Au niveau macro, à l’échelle d’un pays ou d’une nation, les principes de la transparence, l’État de droit, la justice sociale et l’égalité des chances favorisent au mieux l’épanouissement de l’intelligence collective et sa synergie collaborative, indispensables aux grandes réalisations, au progrès et au développement
L’impératif d’une intelligence collective optimale au service de l’État social nécessite de nouvelles approches dans lesquelles le travail collectif, la collaboration permanente et soutenue et le renforcement des synergies sont les pièces maitresses. Les recommandations allant dans ce sens concernent principalement les points suivants
1. Sensibilisation de la priorité à tous les niveaux de la question sociale et de l’importance de la paix sociale pour le développement et le progrès
2. Encouragement des politiques de solidarité et de cohésion sociale à travers le foisonnement des liens et des rapports entre les classes sociales
3. Neutralisation des facteurs de polarisation et de divergence et préservation des dispositions de l’État social contre toute récupération électorale, politique ou autres
4. Mobilisation des compétences des acteurs et des contributeurs impliqués dans l’État social, et mise en valeur de leurs réalisations par la reconnaissance des efforts individuels et collectifs
5. Adaptation constance aux changements et aux évolutions dans l’objectif de la continuité et la durabilité des dispositifs de l’État social de manière à ce qu’il soit conçu comme une réalisation collective et non pour une classe sociale au détriment d’une autre
6. Anticipation et évaluation périodique des dispositions de l’État social et veille attentive aux effets déviateurs sur l’emploi, le travail et la productivité. La mobilisation collective ne pourrait être durable qu’à condition de l’éviction des perversités rentières et les appropriations illégitimes
7. Institution de la culture de l’inviolabilité du dispositif de l’État social contre toutes les atteintes à son esprit et ses valeurs
La transversalité de l’État social est la plus large possible qu’on peut concevoir dans un projet de société. Le besoin de son instauration n’a d’égal que l’aspiration à la paix sociale, le développement et le progrès dans une société ou la convergence et les liens communs unissent l’ensemble des citoyens. La contribution collective dans sa réussite est indispensable pour la continuité et la durabilité de son dispositif contre les vicissitudes et les aléas politiques, économiques et sociaux. L’intelligence collective, dans un contexte d’encouragement et d’épanouissement peut à ce niveau énormément contribuer au renforcement de la cohésion sociale, la solidarité et l’inclusion, objectifs fédérateurs derrière la construction de l’État social
* Docteur en Droit, Diplômé d’Études Supérieures Spécialisées en économie et management, Coordonnateur de l’Unité des Études Économiques au CERHSO.